Le Jeu de Peindre : y-a-t-il un rapport entre l’éducation et la peinture?

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A priori, le rapport entre la peinture et l’éducation n’est pas évident, et pourtant, la rencontre avec le Jeu de Peindre bouleverse tous ceux qui souhaitent établir avec l’enfant des rapports de confiance et de respect mutuel.

Concrètement, le Jeu de Peindre est d’une grande simplicité : petits et grands se réunissent chaque semaine autour de la Table-Palette et peignent. Dans cette simplicité-même, il se passe quelque chose d’essentiel, cela se vérifie lorsqu’une personne entre dans l’atelier pour la première fois. Il y a toujours, d’abord, un court temps de silence, puis, presque immédiatement, la personne se met en mouvement : elle prend une feuille, la pose contre un mur, puis va se servir à la Table-Palette et trace. En quelques minutes, elle donne l’impression d’être “chez elle”, dans un lieu qu’elle a toujours connu.

A chaque fois, il y a une reconnaissance immédiate et l’expression du besoin de tracer. Il est vrai que la disposition de l’atelier est une invitation en soi : la Table-Palette, au centre, avec les 18 couleurs et les pinceaux à disposition, et les murs, recouverts d’une multidude de traces laissées par les dépassements des uns et des autres. Mais les outils ne suffisent pas à expliquer cette sensation d’évidence qui se dégage lorsqu’une personne rencontre l’atelier, cela tient à l’ambiance, celle d’un lieu consacré non pas à des cours de peinture mais au Jeu de Peindre, c’est-à-dire à l’expression d’un besoin universel dans des conditions rares, celles qui permettent une éclosion de la personne par elle-même parmi les autres.

 

L’Expression d’un besoin universel : la Formulation

Le Jeu de Peindre commence aujourd’hui à être connu et cette relative célébrité pourrait faire croire qu’il s’agit d’une méthode ou d’une théorie. Ce n’est pas le cas, Arno Stern, qui a découvert et diffusé le Jeu de Peindre, a fait cette rencontre par hasard : dans les années 40, il est amené à occuper des enfants dans un orphelinat d’après-guerre, il décide de les faire peindre. Il met à leur disposition peinture et feuilles et les laisse tracer librement, les enfants sont enthousiastes et infatigables. Plus tard, il ouvre un atelier et poursuit cette expérience. Au début, il parle d’art enfantin et a des échanges avec ceux qui s’intéressent aux dessins d’enfants, que ce soient les psychologues ou les spécialistes de l’éducation artistique, mais ce qu’il découvre bientôt remet totalement en cause toutes les théories existantes.

Cette découverte a été permise par une condition présente dès le début de son expérience auprès des enfants : l’absence d’intervention sur ce que l’enfant trace. Au fil des séances, il constate que les mêmes tracés reviennent chez tous les enfants. A partir de ce moment, il rejette fermement toute possibilité d’interprétation ou d’enseignement concernant les dessins d’enfants. Afin de préserver la possibilité d’expression de ces tracés, il fait de son atelier un lieu clos : aucun dessin ne sort jamais de l’atelier, l’enfant entre, peint, et lorsqu’il a fini un tableau Arno Stern l’archive dans un carton à dessins portant le nom de l’enfant. Au fil des années se constitue ainsi un matériel d’observation, Arno Stern y relève tous les phénomènes récurrents, les liste, en dégage les principes et l’évolution. Il a sous les yeux la preuve de l’existence de tracés présents chez tous les enfants, ce qu’il nomme la Formulation. Il constate également l’évolution des enfants qui viennent dans son atelier : ceux-ci retrouvent de l’assurance, prennent des habitudes d’effort et de soin, ne voient plus les autres comme des concurrents ou exemples à suivre, se libèrent.

Conscient de l’importance du phénomène qu’il a découvert et qui était jusque là nié du fait que les dessins avaient toujours eu des destinataires et étaient donc sujets aux jugements, interprétations et modifications, il poursuit ses recherches. Il découvre plus tard que ces tracés ne sont pas réservés à l’enfance et existent également chez l’adulte. Il entreprend ensuite plusieurs voyages, en Ethiopie, en Afghanistan, au Niger, au Guatemala, au cours desquels il fait peindre des populations non scolarisées : les mêmes tracés reviennent, preuves que la Formulation est un phénomène universel qui ne dépend d’aucun conditionnement. Depuis, Arno Stern diffuse sa découverte et surtout, continue de la vivre : aujourd’hui encore, il fait peindre des enfants de tous âges dans son atelier.

Par la continuité de son travail, Arno Stern a mis à jour l’existence d’un phénomène humain qui était jusque-là ignoré, cette découverte n’a pas la valeur d’une invention qui améliorerait le quotidien, il ne s’agit pas d’une nouvelle découverte mais de quelque chose qui a été retrouvé ; Arno Stern a su créer les conditions pour que les personnes retrouvent la possibilité d’exprimer un besoin intrinsèque, c’est d’abord cela qui provoque cette “reconnaissance immédiate” lorsqu’une personne entre dans l’atelier.

Lorsque j’ai rencontré les ateliers du Jeu de Peindre, je n’étais pas intéressée par la Formulation mais par ce que je percevais de ce qui se passait dans ces ateliers, cela me donnait l’impression qu’il ne s’agissait pas de peinture mais d’autre chose. Plus tard, j’ai suivi la formation proposée par Arno Stern, j’en suis sortie avec la sensation d’avoir trouvé quelque chose d’essentiel, d’avoir accédé à un autre univers, dépourvu de jugements, de regard, de compétition.

Quelques années plus tard, j’ai créé un atelier du Jeu de Peindre, j’ai alors pu expérimenter et vérifier, en prenant le rôle de “Praticien du Jeu de Peindre”, c’est-à-dire en étant à la disposition d’un groupe d’individus de tous âges qui peignent, et également en peignant moi-même dans un groupe. C’est seulement en vivant cette expérience que j’ai compris le lien entre la Formulation et ce monde de l’atelier, car tous deux sont intrinsèquement liés : si Arno Stern a pu découvrir l’existence de ce besoin universel, c’est parce qu’il a dès le départ créé des conditions et adopté un rôle qui permettent à l’individu d’être en contact avec ses propres capacités et de les exprimer, et c’est ici que se trouve le rapport avec l’éducation. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque le sujet de l’éducation, cela conduit à parler d’enseignement, à faire référence à des théories, méthodes et principes qui amènent à des apprentissages, le Jeu de Peindre n’a rien à voir avec tout cela, il est avant tout une pratique. Que se passe-t-il donc dans l’atelier?

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Aucun enseignement, une éclosion

La première conséquence de la connaissance de la Formulation est la confiance : l’être humain n’a besoin d’aucun enseignement pour tracer. Ceci est une révolution car nous sommes nombreux à intervenir sur les dessins des enfants, en toute bonne foi, pour améliorer ce que l’enfant a voulu représenter, le rendre plus réaliste, plus joli… or la Formulation – le fait que tous les êtres humains passent par les mêmes tracés qui suivent la même évolution – est la preuve que toute intervention est non seulement inutile mais même nuisible à l’expression d’un besoin universel. Lorsqu’on comprend cela, c’est un choc, car en tant qu’adulte, nous nous trouvons alors contraints de sortir de notre rôle habituel pour nous mettre à disposition de l’enfant. Cela est d’autant plus révolutionnaire que lorsqu’on découvre cette attitude et ses conséquences bénéfiques concernant les tracés, cela s’étend petit à petit à toutes les manifestations humaines!

Concrètement, dans l’atelier, l’on peint sur des feuilles que l’on punaise aux murs, cela permet, si besoin, d’agrandir l’espace en ajoutant des feuilles. Quand l’enfant entre dans l’atelier, je l’invite à prendre une feuille, il va spontanément la poser contre un mur, je le suis et punaise la feuille à la hauteur qui convient, puis l’enfant va se servir à la Table-Palette et commence à tracer … le Jeu a commencé… un autre enfant trace et arrive sur une punaise, il dit “punaise!”, j’arrive et déplace la punaise pour qu’il puisse continuer sans obstacle ; le godet du rouge est presque vide, je le recharge en peinture ; un enfant a trempé un doigt de chaque main dans un godet et trouvé ainsi le mélange qui lui convient, je lui prépare dans un godet de mélange ; il y a une coulée, cela arrive parfois, je viens pour l’arrêter et indique à l’enfant comment l’éviter, un autre enfant n’a pas encore tout à fait acquis le geste pour se servir à la Table Palette, je l’accompagne et fait le geste avec lui, un autre veut ajouter une feuille, “punaise”, “j’ai un mélange”, il manque un peu d’eau dans le verre du jaune, j’en verse, “j’ai fini, j’en commence un autre”- “d’accord, va chercher une feuille”, un autre a besoin d’un tabouret, je lui apporte….

Voilà ce qui se passe dans l’atelier, chacun trace en toute liberté et nos échanges se font autour des punaises, pinceaux, mélanges et tabourets. Aucun enfant ne me demande jamais ce que je pense de ce qu’il trace, aucun enfant ne me demande jamais d’aide. Il arrive qu’un enfant qui vient pour la première fois dise “je ne sais pas quoi faire”, il suffit que je lui réponde “va prendre une couleur” et il part ensuite tracer sur sa feuille. Il arrive aussi parfois qu’un enfant, en se tournant vers la Table-Palette, se trouve face au tableau d’un autre et dise “il a beaucoup de feuilles aujourd’hui” ou “il est monté sur l’escabeau”…les commentaires s’arrêtent là car il y a dans l’atelier une ambiance indicible : seuls ceux qui peignent y entrent, ils retrouvent chaque semaine la Table-Palette, le groupe, le praticien qui est là, à la disposition de chacun, veillant à ce que toutes les conditions pour tracer librement soient réunies… et petit à petit, chaque semaine, les gestes se répètent, les déplacements de la Table-Palette aux feuilles, les punaises … chacun trace, parmi les autres, en toute liberté…et sans but, car tout cela n’a d’autre conséquence que de permettre l’émergence de tracés qui existent en chacun d’entre nous et dont l’expression est libératrice.

 

Des enfants réunis autour de la Table-Palette

S’il n’y a pas de commentaires sur ce que l’on trace, ce n’est évidemment pas parce que cela est interdit! L’absence de commentaires vient de l’absence d’attentes, de jugements, de comparaisons, de compétition, de catégories. La première catégorie à tomber dans l’atelier est celle de l’âge. En lisant les livres d’Arno Stern, et encore pendant la formation, je me demandais pourquoi Arno Stern ne parlait toujours que d’enfants dans l’atelier, même lorsqu’il faisait référence à des personnes d’une soixantaine d’années. Je me surprends maintenant, lorsque j’explique ce qui se passe dans l’atelier à des personnes qui ne connaissent pas, à ne parler que d’ “enfants” et il arrive fréquemment que quelqu’un me dise “ah, il n’y a a que des enfants” et que je me trouve à répondre “non, non, il y a des personnes qui ont entre 3 et 65 ans”. L’atelier efface les notions de stades, niveaux, âges. Le Jeu de Peindre fait appel à la spontanéité, au sérieux des aventures imaginées, au désir de créer quelque chose de très grand, ou très précis, ou très coloré, au besoin de prendre son temps, ou d’aller vite… à tout ce naturel changeant, à cette enfance qui ne dépend pas de l’âge.

Dans l’atelier, tous les instruments sont les mêmes pour tous, la Table-Palette est à une hauteur qui convient aux petits comme aux grands. Il n’y a pas “la gouache pas chère” pour les petits qui ont tendance à gaspiller et la gouache de qualité supérieure pour les adultes raisonnables, les pinceaux brosses pour les petits qui sont encore maladroits et les petits gris pour les adultes adroits…il n’y a pas cela car il n’y a pas les préjugés qui accompagnent ce type de choix. Je parle de préjugés car j’ai constaté que toutes les personnes qui viennent à l’atelier utilisent les outils avec le même soin. De la même façon, le fait de dire “punaise” n’amuse pas plus les enfants que les adultes, c’est d’abord quelque chose de très pratique. À travers ces “punaises!” une relation se crée entre le praticien et la personne qui peint : l’enfant m’appelle pour une punaise, je la déplace, puis quelques secondes après je vois qu’il va rencontrer une autre punaise, je l’enlève avant qu’il m’appelle, nous échangeons un regard .. ce dialogue ne dépend pas de l’âge de celui qui peint, il a lieu avec tous, il fait partie intégrante du Jeu mais cela ne signifie pas qu’il est drôle, il est un code partagé.

L’enfance n’est pas une période d’excitation constante, elle n’a rien à voir avec l’infantilisme, ce n’est pas non plus une longue suite d’années d’incapacités en attendant de grandir et de devenir enfin capable, ce n’est pas davantage une courte période bénie pendant laquelle nous sommes encore “purs” et épargnés des influences nocives ; tout cela n’est qu’images… Le monde de l’atelier n’est pas centré sur l’extérieur, les apparences, les images, mais sur quelque chose qui surgit de l’intérieur de l’individu, sur une spontanéité et un besoin qui sont humains et dépassent toute tentative de catégorisation. Cela donne lieu à des relations exemptes de “places” et “classes” où chacun, en répondant à son propre besoin, s’épanouit parmi les autres.

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La liberté, pas la licence1
licence – définition du Larousse : (du latin licentia, liberté, de licere, être permis)  liberté excessive qui tend au dérèglement moral.
Dans l’atelier, chacun trace en toute liberté, mais là encore, il ne s’agit pas d’une idée de liberté. Les enfants ne font pas ce qu’ils veulent : pour prendre la quantité d’eau et de peinture qui convient pour tracer sans que le pinceau n’accroche et sans que des coulées ne surviennent, il est nécessaire, dès le début, de s’appliquer pour parvenir à ce geste précis. Lorsqu’un enfant trace en rouge et veut ensuite tracer avec du vert, il doit attendre que le rouge soit sec, sinon le pinceau du vert portera du rouge et cela gênera tous les autres lorsqu’ils se serviront du vert à la Table-Palette. Le fait de “caresser la feuille avec le pinceau” est du même ordre, si l’on écrase le pinceau, celui-ci s’abîme, perd sa forme, et cela gêne tout ceux qui l’utilisent. Ces règles ne sont pas des principes mais des contraintes pratiques, elles ne nécessitent aucune explication car l’enfant en perçoit presque immédiatement le sens. De même, lorsqu’une coulée apparaît, je l’arrête, car cela n’est pas un indice de liberté de laisser couler la peinture, c’est simplement un accident. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la liberté se trouve aussi dans la répétition : il est possible, à l’atelier, de répéter les mêmes tracés, nul n’est tenu à l’innovation ni à la fantaisie, et nul ne s’en préoccupe.

Si quelqu’un entrait au cours d’une séance, il y trouverait une activité intense mais également un grand sérieux. La liberté ne consiste pas en l’illusion de se croire seul dans un monde où nos actes n’auraient aucune conséquence, cela n’a rien à voir avec un paradis artificiel, une sensation immédiate de “tout est possible et facile”. S’il y a bien une reconnaissance immédiate à l’entrée dans l’atelier, il y a ensuite un cheminement pour que l’expression de ce besoin redevienne simple et naturelle ; c’est dans la durée, lorsque venir tracer à l’atelier chaque semaine devient une habitude, que le Jeu de Peindre prend tout son sens. Cette liberté se trouve dans la sensation intérieure de pouvoir tracer sans doutes ni limites d’aucune sorte, de créer la couleur qui nous convient exactement, de retrouver notre monde intérieur parmi les autres sans être gêné par eux mais au contraire stimulé par leur présence.

 

L’éducation créatrice2

Arno Stern, lorsqu’il a découvert dans les années 40 ce qu’il nommera plus tard le Jeu de Peindre, parlait d’ éducation créatrice. Il dit aujourd’hui qu’il n’aime pas ces deux termes, le terme “éduquer” évoquant trop l’idée de “conduire” et celui de “créatrice” rappelant trop l’art. Ce ne sont pas les mots qui m’intéressent dans cette appellation mais les raisons pour lesquelles Arno Stern les avait choisis à l’époque. Le mot “éduquer” l’a été en opposition à l’idée d’enseigner, car le praticien n’enseigne rien à l’enfant, il laisse éclore quelque chose d’enfoui. Quant au terme “créatrice”, Arno Stern l’utilisait non pas pour faire référence à des capacités d’innovation ou d’invention mais pour désigner une attitude dans la vie : j’oppose l’esprit créateur à une disposition consommatrice ou, pour être précis, la capacité de maîtriser toute situation à la passivité résultant d’une soumission enseignée 3. Pour leurs contenus, je trouve ces deux termes très justes pour évoquer le monde de l’atelier. Dans un lieu clos, des enfants de tous âges se retrouvent pour le seul besoin et plaisir de tracer, ils répondent ainsi à une nécessité profonde, sans aucun spectateur, la seule personne qui ne peint pas est à leur disposition, les notions de résultats, de comparaisons n’existent pas, la liberté est totale … ce n’est pas un monde idyllique, c’est celui de l’atelier, c’est un monde qui, contrairement à ce que nous sommes habitués à vivre, favorise l’émergence des besoins et capacités individuelles tout en rendant le groupe fécond.

  1. Neill A.S. (1966). Freedom, Not License. Hart Pub Co []
  2. Stern A. (1970). Initiation à l’éducation créatrice. Education nouvelle []
  3. Stern A. (2011). Le Jeu de Peindre. Actes Sud []